La couleur en cinéma

(Cinémathèque française 1995)

Considérée comme ensemble, l'oeuvre du groupe Schmelzdahin (verbe allemand qui signifie « dissous-toi ») puis de Jürgen Reble, qui a poursuivi seul ses recherches lorsque le groupe s'est lui-même dissous, représente une initiative majeure en ce qui concerne le montage au cinéma L'image y est en effet inconcevable autrement qu'en décomposition et gestation, elle devient un système colloïdal, « une phase dispersée » dans la couleur, elle-même redéfinie comme milieu de dispersion. Or. à observer l'évolution de telles recherches. on constate qu'elles tendent à retrouver le récit, la description et la narrativité, mais entièrement repensés à partir d'une chromaticité dévorante. La couleur, autant qu'un domaine d'expériences plastiques, constitue ici un acte de réquisition qui exige de la part du cinéma une nouvelle comparution. ~ Toujours à la dissolution, comme à un préalable nécessaire, je dois avoir recours. » Dans Weltenempfänger (1984, 5 min), les paysages marins et désertiques sont filtrés en rouge, entrecoupés de monochromes rouges, la couleur pure sert de fondu, les oiseaux s'envolent dans le rouge et dans le jaune. La couleur est appliquée en nappe sur l'image respectée dans son cadre, son existence de plan et sa dimension analogique, elle déréalise et dénature mais ce qui travaille ici est sa teinte, non ses puissances figurales: elle reste discrète, moins virulente que les brillantes formes d'enchaînement dysharmonique qui caractérisent le travail de Schmelzdahin. Avec Stadt in Flammen (1984, 5 min), les couleurs naissent de la disparition de l'image, les teintes de l'émulsion dévastée rongent le plan, bleu persan, rouge et fauve. L'image s'émiette, s'effrite, tombe dans l'écran ou s'écrase vers le bord, créant des figures inédites de pliures et de trouées, elle se rétracte dans l'espace et se dilue dans la multiplicité des nuances suscitées par sa fragmentation. Incroyablement résistante, elle revient à chaque photogramme, offrant de nouvelles prises à la putréfaction. Stadt in Flammen est un manifeste. L'imagerie de fiction médicale attaquée par la couleur (un hôpital, une infirmière, un couple de visiteurs, un patient sur son lit: on songe à une version populaire du début de La notte d'Antonioni) affirme à sa manière, non pas seulement, comme chez Carl Brown ou Cécile Fontaine, que l'image analogique ne constitue qu'un possible voire un accessoire de la cinématographie, réductible à un fonds iconographique un peu dérisoire~, mais qu'elle est, intrinsèquement, très malade. De sorte que les films de Schmelzdahin prennent en charge le problème sans doute le plus pressant et actuel du cinéma: et que la couleur, certes, noie l'image jusqu'à la rendre invisible mais ne la détruit pas vraiment, elle la constitue en matériau susceptible de dégager une énergie qui vaudra la peine encore d'être travaillée. « Et je me suis baigné dans l'acide pour me délivrer des tiques de l'enfer... » De l'image analogique moyenne, ordinaire défiguration du monde, quelque chose, en effet, sort clarifié par la couleur détersive de Stadt in Flammen.

Avec Krepl (1989, 8 min), la dimension politique des recherches de Schmelzdahin se précise. La couleur y écaille des plans de documentaires scientifiques ou coloniaux, frottis horrible que requièrent ces corps dépecés au scalpel, ces hamsters géants, ces indigènes menacés par une caméra que sans succès ils repoussent. La mutilation inhumaine des créatures détermine la pathologie chromatique, la couleur doit être comprise, non pas seulement comme une libération plastique, mais comme un geste politique: elle devient la voie cinématographique qu'emprunte aujourd'hui, le plus souvent, la protestation. Selon une tout autre syntaxe visuelle, nous ne sommes pas très loin des préoccupations qui animent Animaux criminels de Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi. Rumpelstilzchen (1989, 15 min), film signé par Jürgen Reble seul, rassemble l'énergie plastique de Stadt in Flammen et la flamme protestataire allumée dans Krepl. Dans Rumpelstilzchen, recyclage d'un film allemand des années trente. mixé avec des plans venus de divers horizons (Nosferatu, documentaires scientifiques et animaliers que Krepl utilise aussi, home movie peut-être), image et couleur sont traitées comme deux instances de discontinuité et d'hétérogénéité, suceptibles à parité de s'interrompre mutuellement. Des lacérations blanches créent un effet de réserve dans l'image; le noir-et-blanc est détruit par tachage, coulures, virage imparfait en bleu, au point que la pellicule semble dégouliner dans l'écran: un athlète improbable se transforme en monstre écailleux par frictions de vert olive, de même que chaque figure est solarisée, obscurcie ou écartelée par les cascades de bouillonnement chimiques. Mais les plans reviennent en boucle, entraînés par le rouet de Rumpelstilzchen, le nain cruel qui, dans le conte de Grimm, change la paille en or et, dans le film de Jürgen Reble, dévide inlassablement la bobine des motifs dont la diversité, la résistance et la récurrence confèrent un caractère obsédant à cette imagerie paysanne. L'image n'est plus seulement le fond passif de l'entreprise chromatique, elle impose une figurativité (comme dans Krepl) et. fait nouveau, maintient une ligne narrative: c'est l'entrelacs douloureux de l imagerie et la couleur qui convertit le conte de Grimm, cette sinistre histoire de cupidité et d'ingratitude, en un pamphlet visuel sur le caractère inhumain du capitalisme. Aucune univocité, donc, des relations entre image et couleur dans l'oeuvre de Schmelzdahin puis de Jürgen Reble; mais le développement rigoureux d'une conception originale du plan comme combinaison la plus étrange possible d'un corps dissous avec son solvant. (Ce montage chimique s'appelle, techniquement, la solvatation).

Jürgen Reble, Das Goldene Tor, 1992, 54 min. (Notes prises pendant la projection.)

1) Protagonistes: le temps d'exposition, le temps de développement, le temps du disparaître. Chaque plan décrit la lente émergence et la dissolution d'un motif dans l'émulsion qui glue et se dissipe. Trois régimes de plan: à vocation encore analogique; pris dans l'abstraction d'un très long surgissement; ou pur schème lumineux d'image possible. Entre ces trois régimes, de lents fondus au noir.

2) « Darmstadt, Februar 1991. » Un homme assis, décadré vers le bas. Passantes féminines. On ne saisit pas ce qu'il fait. Montage alterné avec des planètes ou des insectes, des choses qui scintillent, effet Koulechov, I'homme est directement en contrechamp du cosmos. Rapport immédiat de la lumière et du noir, rapport de valeurs, sans passer par la silhouette. Un tracé informe passe à l'avant-plan, I'émulsion tombe de la pellicule sous forme de stries blanches. Une figure féminine semble filer de la laine et soulève des myriades d'étoiles blanches. Ombres de souffles explosant, jaunâtres, au centre du plan. La masse pelliculaire, défaite, danse sur elle-même, se tasse; se contracte et s'étire. Séquence de station d'autobus. Les séquences sont calmement entrecoupées d'effets plastiques texturels. Planète noire bombée de la pellicule.

3) « Bonn - Antarktis. » Syntaxe de motifs circulaires: anémones de mer, tourniquets d'enfants, galaxies, grand roue, radar, soucoupes, planètes, volcans. Le tout est d'arriver au champignon atomique. Les premières peintures de Sam Francis portaient sur Hiroshima. Problème radical de l'Ombre dans le cinéma contemporain, cf. le Body Snatchers de Ferrara, l'organisme demande à être repensé à partir des ombres atomiques et comment elles engendrent de la mutation mentale. Un lézard diversifie la chaîne des raccordements plastiques. Accélérés. « Ein Teil Ihres Tages » (affiche sur un mur): dimension documentaire et plus précisément civile de ce cinéma. Depuis le début, sur fond de jeux abstraits du noir-et-blanc, la teinte s organise en une variation autour de l'or, un lent éventail qui se déplie du blanc au vert. Moment réflexif et paradigme classique: un homme devant un écran de cinéma où passe un flicker géométrique; une femme dans des fumées multiples, rappel de l'anémone de mer. Système: tressage régulier de motifs par leur géométrie; plasticités diverses de l'émulsion; teintage isomorphe des plans; création plus profonde d'un répertoire chromatique propre à figurer l'émergence de l'image au cinéma.

4) Dilater les contours, transformer les corps en flaques. « L'image » (crevasses, poudroiement, scintillement, masse) se dégage de plus en plus laborieusement des fondus au noir; ceux-ci s allongent, deviennent aussi importants qu'elle. Trois pingouins grattés sur la pellicule défilent par saccades devant un paysage en sfumato, banquise aussi bien que ville.

5) « Der Weg zum Licht führt durch die Finsternis » (Le chemin vers la lumière passe par les ténèbres.) Volutes et poudroiements, tantôt vagues tantôt nuages, envahissent les motifs récurrents. Le monde se résume à un gros lézard gluant. Nage d'une étoile de mer, explosions espacées. On s'enfonce au centre de la mer, au centre de l'image, au centre de la représentation. Le méconnaissable. Principe figuratif: ne plus voir la différence entre les motifs matériologiques créés par la décomposition de l'émulsion et les difficultés d'émergence du plan analogique. Que l'on ne sache plus s'il y a ou non un motif sous la lumière. Refonder le problème de la disparition: il pourrait y avoir des figures partout dans l'émulsion, le noir photographique se trouve peu à peu hanté par une lumière possible. Vitrail. Et voilà la porte d'or. Tout phénomène peut être ramené à une guirlande de scintillements, schème minimal de la présence figurative au cinéma. Des explosions de lumière sautent dans le champ comme les cosmonautes sur la lune, avec des effets d'amorti. Suspension généralisée dans la pellicule.

Images de guerre, tranchées, canons, refilmées de trop près et craquelées. Le.c choses se dissolvent, communiquent par la couleur et la matière granuleuse: batracien, bombardement de particules sur la terre, empreinte de main, particules renvoyées par la terre. Iris rouge sur fond noir, tout vient s'y inscrire, comme chez Sistiaga: bombe, cadavre, lave, rails de chemin de fer et aussi bien rien du tout. Space Opera, ce film est le 2001 du cinéma expérimental. Pulsations cellulaires, étoilage de vitre cassée, l'explosion flambe, c'est-à-dire que le rouge devient jaune. Et l'iris un microscope. Dans le cercle rouge, tournoie le Grand Tout, sous forme de traces rouges sur rouge. Fin: l'image passe au bleu, une seconde. Une femme voilée, une pleureuse. Plus rien. Noir. Lamento.

Emile Mâle: au Moyen-Âge, représenter l'Apocalypse signifiait pour les peintres et les verriers un défi coloré. Comment représenter « la vision smaragdine » (« la vision d'un vert émeraude ») ? Das Goldene Tor est notre Apocalypse. Amplification du ravage plastique de Schmelzdahin en désastre historique, qui exige de nouvelles formes pour le figurable. Goethe à propos de certains phénomènes colorés: « on les relégua dans le règne des fantômes nuisibles.

Nicole Brenez 1995 in: La couleur en cinema, Couleur critique, p. 173, 174 (published by: Cinémathèque française)

Bibliography