Au cours de ces dernières années, j'ai principalement travaillé avec l'épaisseur de la gélatine. J'ai emprunté à la nature quelques motifs saisis en état de flux: surface de l'eau sous la lumière, nuages, animaux en mouvement, processus micro et macrocosmiques, etc. J'ai développé ces images comme des reproductions et j'ai utilisé des sels qui normalement sont rincés après le développement afin de recouvrir de ces substances séchées, partiellement cristallisées, ces images, couche par couche. Dans cette épaisseur, j'ai gratté sur la pellicule des signes graphiques et des motifs. Ces images, représentation de la nature, sont devenues une sorte de fond en surimpression. Les images obtenues se sont de plus en plus rapprochées de la structure et des couleurs du matériau de base: les sels et les pigments dans les fragments de gélatine ont permis d'appréhender les propriétés physiques et chimiques du film. Du nombre de couches de matériaux superposés dépend la profondeur spatiale.
Je travaille sur une table lumineuse, en peignant, à chaque session, non pas des photogrammes, mais des bandes, généralement six, de deux mètres environ de pellicule 16 mm, c'est-à-dire une surface d'environ 0,1 x 2 mètres.Cela donne à la zone un aspect graphique remarquable. Pour finir, je réunis les bandes pour prendre l'ensemble en un grand mouvement flottant.
Mon travail est en relation avec celui d'Oskar Fischinger, Len Lye, Stan Brakhage et James Whitney, pour ne citer que quelques-uns des artistes qui ont créé une sorte de musique optique qui finit par ne plus être musique, mais film. Toute relation entre musique et cinéma est subjective et peut être dérangeante.
Stan Brakhage a évité d'utiliser de la musique dans la plupart de ses films. C'est l'affirmation d'un purisme qui est d'une honnêteté absolue. Lorsque des films silencieux sont projetés dans des espaces publics, vous avez de toute façon une symphonie composée des vibrations des projecteurs, du grésillement du système de ventilation, du vrombissement des avions qui décollent, de la toux de certains spectateurs, du bavardage de vos voisins... Ce qui me dérange toujours dans ce genre de projection, c'est l'âpreté de tels sons, particulièrement quand les pièces sont propices à la méditation.
Les champs de perception les plus intéressants sont situés aux
limites de l'obscurité et du silence, aux frontières de l'identification.
Dans la quasi-obscurité, le cortex commence à s'animer et à
produire des images dont on ne sait si on les voit ou les imagine. J'éprouve
les mêmes sensations lorsque j'écoute la musique de Thomas Köner.
Nous travaillons tous deux sur des projections amplifiées de sons et
de structures quasi inaudibles et invisibles,et sur leurs artefacts. L'atmosphère
qui s'en dégage est très onirique.
Je ne cherche pas à ressentir d'autres sensations que celles dégagées
par le film lui-même. Mon travail est une sorte de recherche fondamentale.
Lorsque le matériau commence à me parler, je deviens un observateur
actif. Je peux alors me pencher sur sa vie propre et trouver des indices qui
délivrent un message sur la nature de sa substance. C'est une approche
chamanique. Je n'ai rien d'autre à exprimer que mon enthousiasme sur
la beauté latente et la fragilité du film.
Au cours des cinq dernières années,Thomas et moi avons présenté Alchemie une vingtaine de fois. La relation entre son et image était générée par le projecteur. Thomas utilisait les bruits du projecteur et des manipulations chimiques et les transformait en composition musicale par un traitement électronique qui intensifiait l'évolution de ces images de leur naissance à leur mort. Dans notre performance actuelle, Tabula Smaragdina, le rapport entre film et musique n'a pas la même importance. La musique réfléchit des signaux qui sont engendrés par le film: le système optique sonore du projecteur scanne la structure des images altérées qui cohabitent avec la bande sonore sur tout le ruban.
Vous pouvez aussi entendre les signaux rythmiques générés par les dents dans la fenêtre de projection. La composition en direct du son et de l'image est un processus parallèle de temps. Au cours de nos récentes performances, j'ai eu l'impression de me trouver sur l'axe vertical d'un espace orienté vers l'écran alors que le déroulement musical se faisait sur un plan horizontal. Je pouvais me mouvoir aussi loin que je le voulais le long de cet axe vertical sans me sentir lié par une inter-relation entre la musique et le film. La limitation temporelle dispensait du besoin d'interaction. Indépendamment de cette réceptivité bi-dimensionnelle, I'aspect le plus important de notre collaboration est la création d'une polarisation spirituelle dont la fonction est, plus que d'établir une relation spécifique entre image et son, d'élargir la perception sensorielle.
Novembre 1997. Traduit par Marie-Jésus Bravo et Mathilde Sitbon.
Scratch Book 1983/1998, Pages 336/337