Le support instable
Text: Yann Beauvais 2008
L’œuvre cinématographique de Jürgen Reble se caractérise par sa dimension cosmique. Parmi les cinéastes contemporains, il explore avec ténacité ce champ du cinéma dans lequel la méditation et la recherche spirituelle sont fortement ancrées. Son travail entretient des fortes relations avec ceux d’Oskar Fischinger, Stan Brakhage et James Whitney (1) et Jordan Belson, qui à travers une investigation sur les particules interrogent autant le cosmos que l’atome selon des harmonies plus ou moins distantes et ce, en fonction du rapport entre abstraction et champ musical ; ou bien ils le font à partir d’expérience de la perception.
Dans les années 80, au sein du collectif Schmelzdahin (2) , puis seul, Jürgen Reble s’est fait connaître en tant que cinéaste. Dans ces années-là, le cinéma expérimental allemand connaissait un renouveau et une effervescence inouïs (3). Dans ce contexte particulier, le super 8 dominait. Il s’agissait pour la plupart des groupes, et ce pas seulement en Allemagne, de proposer de nouvelles approches cinématographiques. Pour la nouvelle génération, il était important de se démarquer du cinéma qui avait dominé l’époque précédente et qui se prolongeait comme si le modernisme était atemporel. Il s’agissait de revitaliser la pratique du cinéma à tous les échelons : fabrication, diffusion et monstration des travaux en s'affranchissant par exemple, du traitement formaté des laboratoires de développement et de tirage, privilégiant du même coup le savoir faire de l'artisan. C’est ainsi que le son, souvent mal-aimé (4) prenait une place prépondérante lors de la projection grâce à la stéréo des projecteurs super 8. L’utilisation de ce format soulignait les potentialités immersives de chaque projection et en faisait un outil très performant alors qu’il était initialement destiné à la sphère du privé. Ces qualités immersives seront explorées par Jürgen Reble dans ses films mais plus encore dans les performances de Live cinéma (5) qu'il réalise au sein de Schmelzdahin à partir de 1987, puis en son nom propre ou avec le musicien Thomas Köner.
Par son nom, Schmelzdahin (dissous-toi) désigne les processus que les artistes explorent. Le groupe privilégie le montage en récupérant des films (found-footage) de toutes provenances en travaillant quelques éléments narratifs. Simultanément Schmelzdahin procède à une série d’investigations concernant la décomposition, la dissolution, la transformation des différentes émulsions utilisées en cinéma. Les films sont plongés dans un étang, enfouis dans la terre, ou accrochés aux arbres. Les pellicules subissent de plein fouet les aléas climatiques et font apparaître de nouvelles réalités se substituant aux représentations initiales et qui sont celles de la corrosion. L’étude des résultats de ces lentes décompositions conduit le groupe à explorer d’autres types de transformations bactériologiques, manuelles ou chimiques.
Le film laissé aux vents subit un « acte de purification » ; il engendre simultanément l’apparition de masses colorées qui se séparent de leurs formes liminaires, en produisant des mosaïques ou des conglomérats bariolés rappelant les moirages de vitraux. Ces premières expériences prouvent qu'il est possible de travailler par-delà la séparation des couches émulsives constituant support. Ces expériences mettent en jeu l'instabilité en devenir du support, qui est voué à disparaître à plus ou moins brèves échéances.
Les transformations, les décompositions déclenchées par les cinéastes accélèrent les processus d’effacement spécifiques du support. Et ce sont ces processus de dégradation, de son effacement de l’image qui sont le sujet du film. Chaque film travaille l’imagerie de sa dissolution, ou montre la prolifération de ce qui le dévore (6). L’objet dont Jürgen Reble exploite les transformations est le signe de son ensevelissement à venir. Si la trame narrative est présente dans les films du groupe elle s'estompe chez Jürgen Reble avec Instabile Materie (1995).
Jürgen Reble travaille la plupart du temps avec des found footage super 8 ou 16mm. Le film Rumpelstilzchen (1989) qu’il réalise en solo est le recyclage d’un film des années 30, l'adaptation du conte de Grimm dans lequel un nain transforme la paille en or. Le traitement réalisé sur le ruban est la mise en acte au moyen du film de cette opération alchimique. Le film noir et blanc original est saturé par la couleur, il a subi une mutation alchimique au travers d’une flamboyante polychromie. Ce film inaugure une pratique qui confère aux émulsions une nouvelle vie, en ce sens on peut la qualifier d'alchimique.
Le travail de Jürgen Reble partage avec de nombreux cinéastes des années 80, un intérêt pour la transformation de la matière même du cinéma par les manipulations s’effectuant à même les différents supports, pendant les phases de développement et de tirages.
Cette transformation que subit la matière cinématographique modifie aussi bien l’aspect physique du ruban qui est projeté ou qui sert d’original, que les objets qui sont distribués et qui surnage à ces défigurations de la représentation. Il s’agit d’un déplacement de la représentation ; comme si la figure s’effaçait au profit des éléments qui la constituaient et des particules qui la rendaient possible. Au moment où cette figuration s’évanouit dans la matière, cette dernière induit de nouveaux conglomérats, des mosaïques cristallines, des éclats granuleux. Des traînées de poussières, proliférantes viennent maquiller plus que hanter les images initialement enregistrées. On ne sait plus, si on est avant ou après le cinéma. Si on est avant ou après la création. S’agit-il d’un cinéma qui travaille les constituants en rendant visibles, par leur accélération, ce qui dévore les émulsions au fil du temps ou s’agit-il d’une esthétique post-cinématographique, qui se repaît des ultimes sursauts d’un support face au numérique qui le submerge de son intense prolifération. L’approche bien que matérialiste s’écarte de celles, théorisées par les cinéastes Britanniques dans le cinéma structuraliste matérialiste (7) qui interrogeait les conditions de la représentation en privilégiant la matière cinématographique même, remettant en cause la figure de l’auteur autant que la position du sujet bourgeois quant à la production et à la consommation de la représentation. En Allemagne, cette démarche est explorée par Birgit & Willem Hein. L’approche de Jürgen Reble se distingue de ces dernières, elle partage une dimension expressive distincte qu’ont manifestée de manière singulière et à différentes époques aussi bien Oskar Fischinger, que Stan Brakhage et James Whitney, ou même Len Lye “ car ce sont tous des artistes qui ont crée une sorte de musique optique qui a su ne plus être musique, mais film (8)”. Tous ces cinéastes font du film un instrument de connaissance, l’expérience du film devient alors le chemin d’une quête qui nous transportera vers d’autres rivages. Chez Oskar Fischinger, cette démarche se situe dans la continuité de l’esthétique romantique assignant à la création artistique la production d’un art total, qui puisse élever l’âme: “Ceci constitue le fondement de notre pensée : l’esprit créateur ne devra jamais être entravé par quelque réalité ou quoi que ce soit qui puisse nuire à sa création pure et absolue” (9). On en trouvera encore une illustration magistrale dans les films de James Whitney. Pour ce cinéaste, chaque film est un moyen d’accéder à la médiation à travers des motifs complexes de points et des rythmes dont les pulsations, rotations et combinaisons sont rigoureusement planifiées selon stases flux (voir Lapis, 1963-67 ou Wu-Ming 1977) (10). Lorsque Stan Brakhage entreprend Dog Star Man (1961-64), se pose la question de la complétude de l’homme et sa quête incessante pour la réaliser, le film poursuit à la fois le cheminement d’un homme montant une montagne autant qu’il façonne une autre vision dont le médium est à la fois la mémoire et l’agent. Brakhage propose une écriture à la première personne qui explore une vision subjective certes, mais qui est partageable par d’aucuns” (11). Schématiquement, on pourrait dire que le cinéma de Jürgen Reble se situe à la croisée de ces pratiques. Il partage en effet avec Oskar Fischinger cette aspiration à une élévation de l’âme à travers la poursuite d’une recherche cinématographique absolue, sous des formes qui s’apparente plus à la conduite d’une médiation en recourant à des boucles à partir desquelles des singularités pourront être isolées, au fur et à mesure des répétions. Sa démarche est singulière, véritablement spécifique, pour ne pas dire unique quand bien même de nombreux cinéastes explorent des processus similaires de traitement d’image, ils ne le font pas selon les mêmes visées. Aujourd’hui ces traitements qui signent une indépendance vis-à-vis de l’industrie du cinéma à travers cette esthétique de la matière pelliculaire sont communs.
Jürgen Reble a créé un type de traitement de l’image cinématographique. Il a exploré une tension entre les différents éléments de chaque proposition en passant du film à la performance ou à l'installation selon des temporalités inhérentes à chaque situation. Il existe une étroite relation entre les mécanismes de dissolution, les virages et les images premières que déploie le travail en direct lors des performances et qui font de l’image un vivant. La confrontation entre les qualités spécifiques des dégénérescences du support avec les résidus et les poussières crée de subtiles mise en abîmes qu'il explore rigoureusement et qui évoque les minutieuses investigations des performances du Nervous System (12) de Ken Jacobs. Chaque film peut faire surgir, au seuil de son évanouissement des mondes engloutis et convoque des espaces et des temps révolus. Il nous suffit de penser à ces trajets sur la Circle Line dans le film Chicago (1996), qui convoquent autant le premier cinéma (par la nature du plan : un travelling à l’avant du métro) qu’il évoque ces villes après l’apocalypse dont est friand le cinéma de science fiction. La traversée de la ville est à la merci du mirage de la production de l’image, comme le subit le long travelling sur Market Street à San Francisco dans les tremblements et décollements pelliculaires d’Eureka (1974) d’Ernie Gehr. Dans Chicago, la poussière de l’émulsion s’écaille littéralement sous nos yeux, pour devenir son. Les craquements ne sont pas tant ceux du parcours du métro aérien que l’écho d’un effondrement probable de la ville, son engloutissement dans la masse sonore sourde et lente de Thomas Köner. Dans Chicago, les effets sont produits dans une gamme de noirs et blancs, qui en regard de la manipulation chimique sont souvent plus intéressants que ceux, résultants des films couleur (13). Le blanchiment et la dissolution vaporeuse des images se conjuguent au déplacement du métro qui est ralenti lors du refilmage. Ces techniques de refilmage avaient déjà été utilisées par Jürgen Reble Instabile Materie, et rappelle parfois Secret Garden(1988) de Phil Solomon (14) ou certains des films peints de Stan Brakhage, ceux de sa dernière période Black Ice (1994) ou Chartres Series (1994)…. Cependant, dans Instabile Materie, les vitesses de refilmage changent fréquemment. Ce sont elles qui impulsent et caractérisent des plans déjà vus selon de nouvelles variations chromatiques. Ce film ne répond pas à une trame narrative, comme le fait Passion (1990) à la manière d’un journal filmé, ou bien Das Goldene Tor (1992) qui se déploie de manière similaire sous la forme rite lors du passage de l’hiver, de l'obscurité à la lumière (15). Chicago inscrit le déplacement d’un lieu à l’autre comme trame du film. Le transport de l’image et du son (recyclage sonore du prélèvement de la poussière de l’émulsion récoltée par Thomas Köner) sert de trame linéaire au film ; alors qu’avec Instabile Materie on est en dans le registre de la méditation. Le film propose une investigation sur des images de paysages inconnus, qui donnent cours à la production d’images mentales. Il met en place des techniques d’exposition, de fluctuations et de permutations de plans afin de les explorer le plus intensément selon les plans ou selon leurs chromatismes, comme le fait à sa manière Stan Brakhage avec le cendrier en verre de The Text of Light (1974)(16) ou bien comme le fera Fred Worden dans One (1998)(17). Ces deux derniers films travaillent l’énergie et les paysages que produit la lumière selon une imagerie dite abstraite. Instabile Materie manifeste l’Alchimie dont parle le cinéaste Nathaniel Dorsky, lorsqu’il évoque sa production dans le champ cinématographique: « pour que l’alchimie s’accomplisse dans un film, il faut que la forme induise l’expression de sa propre matérialité, et cette matérialité doit être en accord avec son sujet » (18).
Instabile Materie est un film qui répond à une bourse de la ville de Hambourg. L’obtention de la bourse entraînait que le travail ait un lien d’une manière ou d’une autre avec le centre de recherche DESY (19). Ce laboratoire est spécialisé dans l’étude de la matière et plus particulièrement dans l’étude des particules élémentaires, il est doté d’un accélérateur de particules. La première version (1995) du film de Jürgen Reble comprenait des intertitres qui ouvraient chacune des huit partie du film. Ces intertitres se référaient à des particules élémentaires qui sont l’objet des recherches du DESY (20). Quelques années plus tard Jürgen Reble a retiré ces intertitres, dans la mesure ou la manière dont le film s’intéresse à la matière et à la lumière n’a rien à voir avec celle que pourrait avoir un physicien de la matière.
Une part du film orignal montrait le site du laboratoire à Hambourg ainsi que les chercheurs expliquant leur démarche à partir de modèles et de théories mathématiques. L’accélérateur permet de faire entrer en collision les particules en sorte que l’on peut tenter de voir à la fois l’événement qui se produit et ce qu’il déclenche. Le rapport entre la matière et l’antimatière est source d’énergie à travers les déflagrations ; c’est à partir de l’analyse du comportement de ces particules que s’élabore la théorie du big-bang qui préside à l’apparition de l’univers.
Instabile Materie est la réponse du cinéaste à ces préoccupations relatives à la matière vivante. Comme dans beaucoup des films précédents de Jürgen Reble, il utilise de nombreux documents : films documentaires sur les peuples d’Afrique, films scientifiques, extraits de long-métrages… Tous ces métrages de films sont littéralement ensevelis sous des couches de produit chimiques. C’est ce matériau filmé, transformé par des couches de produits chimiques, qui devient la source visuelle du film. À ce stade, les rubans sélectionnés subissent une mutation radicale, et vont donner naissance à des conglomérats, des particules d’images qui sont retravaillées par le cinéaste selon différentes stratégies qui vont du virage, à l’abrasion de couches chimiques et émulsives, à la rephotographie et manipulation chimique secondaire. La palette du cinéaste est vaste, la connaissance qu’il a du matériau et des réactions potentielles des émulsions en relation aux traitements chimiques est essentielle. Elle confère à ses projets une grande intensité, pour ne pas parler d’efficacité, que l’on retrouve dans les grattages et rayures (21) qui viennent parfois strier les sédiments chimiques, créant une chorégraphie de lumière auréolant une forme organique, ce sont des incisions incandescentes dans la profondeur des couleurs dominantes de l’émulsion.
Ce film propose, met en évidence les processus de matérialisation et de désintégration ou de dissolution de la matière, à partir de la matière même du support. L’ambition du film n’est donc pas de traiter tant des particules élémentaires que de produire un équivalent visuel à cet événement qu'est l’apparition de l’univers ou d’un univers. C’est ici que la démarche de Jürgen Reble rejoint celle de Stan Brakhage lorsqu’il tente à travers ces films autant que dans ces textes, de donner à voir à l’écran une vision qui serait celle d’avant les réglages et les codages. Une vision qui ne s’articule pas sur la reconnaissance mais une vision qui accepterait tous les événements visuelles comme faisant partie de son champ d’application et de traitement. Jürgen Reble partage cet intérêt pour la déstabilisation de la perception visuelle, lorsqu’il devient difficile de gérer, d’ordonner les champs perceptifs visuels (22). Lorsqu’on atteint des seuils perceptifs dans lesquels il est impossible de déterminer la provenance ou la nature des formes et mouvements que l’on perçoit à l’écran, on entre dans un espace d’instabilité qui est exactement l’objet investit par le film. C’est à partir du moment où l’on ne peut plus assigner aux mouvements, à l’image un lieu spécifique que cette dernière se donne à voir comme inédite, dès lors seront privilégiés des mouvements suspendus, les flous ainsi que l’impossibilité d’assigner aux éléments de figurations qui surgissent une quelconque relation de cause à effet quant à leur irruption, en dehors de la puissance de l'énergie. Nous naviguons dans d’autres espaces, nous les parcourons visuellement, mais ils sont avant tout des espaces mentaux.
Les huit parties qui composent le film ne proposent pas de réel développement. Elles ont toutes une durée similaire et sont séparées les unes des autres par un fondu au noir et pause silencieuse. Dans Instabile Materie, il n’y a ni évolution ni transformation qui répondrait à une forme de composition pré-établie. Chaque partie correspond à un traitement chimique spécifique (oxydation, virage...) qui induit des motifs, des cristallisations particulières. On remarque cependant que l’apparition de certaines formes reconnaissables : véritables mirages qui se mirant à travers les couches de sel, tel Saturne et ses anneaux, une meule tournoyant dans un décor de pierre, un enfant devant un feu de cheminée, nous invitent penser que nous parcourons le cycle d'un système de complexité biologique. De la proto-forme en tant que masse d’énergie non formatée (23), aux multiples cristallisations, puis à des organisations de plus en plus complexes jusqu’à l’espèce humaine. Mais on ne saurait réduire le film à une interprétation de la théorie de l’évolution, dans la mesure ou le film travaille les matières des surfaces émulsives, qui autorisent parfois le surgissement de traces des empreintes antérieures. Ce que nous identifions résulte d’un processus de décomposition qui ne nous en fait appréhender que des restes. Entre ces restes par forcément identifiables nous établissons des connexions avec des images plus anciennes que nous avons en mémoire et par là même nous les interprétons.
La plupart des bandes originales ont été blanchies au moyen d’acide chlorhydrique, ou par une quelconque solution de blanchiment. Les objets reconnaissables sont avant tout, comme des points de focalisation qui distribuent le regard, qui ramassent ou dissolvent la matière selon des formes évanescentes. Ainsi par exemples deux formes allongées selon une double rotation concentrent une masse granulaire en leurs pourtours et façonnent d’une spirale (24) un ouroboros. Cette figure récurrente dans la seconde partie du film se mêle parfois à une forme circulaire qui selon l’accumulation de grains, selon les irisations peut-être tour à tour une planète, ou le signe chinois de la complémentarité, ou bien encore un œil. Les masses colorées en mouvement ne sont pas limitées à une attribution, elles fluctuent, elles sont toujours en devenir. Le film joue de et avec cette instabilité, laquelle renvoie à la nature même du support utilisé : le support argentique. Le film travaille avec les détériorations (25), (ici voulu) avec l’ablation du substrat photographique, avec les retraits et les dissolutions souvent augmentées par la réticulation des émulsions et qui font de celles-ci des éléments non projetables. Jürgen Reble accélère les processus d'évolutions naturels du film, en ce sens il maîtrise les éléments autant que le temps de cette mutation.
Nous sommes confrontés à des paysages qui sont soit invisibles, inaccessibles ou incommensurables. Ils sont ancrés dans un sol minéral porté par la musique. Cette dernière fait appel en totalité à des sons issus de matière minérale : pierre roulant sur un sol dur, sable s’écoulant et terre. Par le son, l’immersion est accentuée et ce d’autant plus que les sons recourent en la juxtaposition et le croisement d’objets en rotation ou en expansion. L’instabilité de la bande-son répond à cette instabilité visuelle. Afin de renforcer ce climat, comme le dit Thomas Köner : « I did not write in the sometimes noise-elegiac style that I do when working for the classic narrative silent film, but I kept the balance instable, like between major and minor. And I developed rather long themes to distract from the possible impression of seeing the images as a series of slide, to give it a larger space.(26) »
Le film déploie de fait une quête, non pas tant pour trouver la signification de l’existence, mais il représente une tentative afin de comprendre et d’exposer, ce qui désigne à la fois la monstration et l’enregistrement. Le visionnement du film requiert à la fois une attention et un détachement afin d’être dans disponibilité totale proche de l’immersion. La bande-son est un élément essentiel dans cette perception immersive, car c’est elle qui agissant comme un contrepoint juxtapose des tensions aux variations rythmiques des images, dans les accélérations ou dans les ralentissements de l’enchaînement de blocs de photogrammes. Les différentes couches sonores constituant la bande-son se superposant les unes aux autres en laissent apparaître au premier plan comme le fait l’image, des éléments qui attirent notre attention alors que le reste du son se meut plus lentement. La juxtaposition de ces rythmes et de ces éléments fait constamment osciller notre écoute qui passe du général au particulier comme le font les masses cristallines ou les enveloppes organiques de l’image. Cette ambivalence détermine notre expérience du film. Les formes ovales dominent parfois et s'opposent aux surfaces cristallines, qui peuvent a leurs tours se transformer en comètes granulaires. Les surfaces cristallines sont des surfaces qui n'ont pas de profondeur ; pures surfaces réfléchissantes elles annihilent tous effets de volumes et par conséquent tout mimétisme photographique. Elles sont le big-bang cinématographique.
Dans Instabile Materie, la difficulté ne réside pas tant dans les déplacements, le transport que dans la clôture du film. Comment revenir à une expérience qui refermerait ce moment en dehors du temps. À la différence de James Whitney qui recourt à des motifs de mandala afin d'organiser la structure de ses films, ou Jordan Belson qui propose une expérience visuelle souvent induite par la structure musicale, Reble ne propose pas de suivre un chemin aussi défini, dans la mesure ou les films, et Instabile Materie plus qu’aucun autre, dépendent des effets des solutions appliquées au matériau. Dès lors l’expérience du film dépend grandement de notre investissement et des rapports que nous produisons à la réception de ce flux d’images et de sons. Instabile Materie met en crise l'expérience narrative du film au profit d'une immersion qui s'apparente à celle qui se manifeste dans les films flickers sans les effets stroboscopiques. Nous sommes en présence de bourdonnements visuels qui nous plongent dans un autre univers, nous ne sommes pas assaillis mais portés par le film. Le film explore un transport particulier, dans lequel la représentation des séquences tient un rôle particulier puisqu'elle manifestent écarts aiguisant du même coup notre regard afin de capter les moindres variations de matières...
Dès lors, on comprend comment ce film, ouvre de nouveaux espaces pour le cinéaste. Si le moteur du film relève d'une forme de contemplation, la question du support de cette contemplation resurgit. Une telle expérience dans sa fragilité même ne nécessite peut-être plus l'écran comme interface? Ne peut-on alors imaginer, quelque chose de moins défini, proche en cela de ce que nous propose le cinéaste à travers ces paysages de matières? Quelque chose de moins stable, en suspension, vaporeux, auquel il recourt dans ses dernières performances de Quasar (2007), à partir de fumigène créant un espace flou propice à quelques éphémères apparitions lumineuses, de molécule ou galaxie en formation.
Yann Beauvais 2008
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1) Voir Jürgen Reble, Les champs de perception in Scratch Book 1983-1998, p 336, sous la direction de yann beauvais & Jean Damien Collin, Light Cone, Paris 1998
2) Il s’agissait d’un collectif composé de Jochen Limpet, Jürgen Reble et Jochen Mueller, actif entre 1978 et 89, et basé à Bonn, mais c’est à partir de 1983 que le groupe a travaillé avec les effets de décomposition bactériologique et les transformations chimiques.
3) Voir le numéro spécial de The Independent Eye 11, #2/3 coordonné par Mike Hoolboom, Toronto, Spring 1990 et Der Deutsche Experimentalfilm der 80er Jahre, Goethe Institut München 1990
') La piste optique des films 16mm n’est pas d’une grande qualité en monophonie, à moins d’utiliser du 16mm magnétique, qui était moins usité en dehors de l’Europe.
5) Pour Jan Schalcher dans Live Audiovisual Performance as a Cinema Practice: « Le concept de live cinéma à ses origines en musique autant que dans le film et s’est développé ou a transférer des techniques de composition à un autre niveau que celui du montage. » in The Cinematic Experience ed by Boris Debackere & Arie Altena, Sonic Acts Press, Amsterdam 2008. Fred Worden décrivant une performance de cinéma de Ken Jacobs a recouru à ce terme en 1993, dans Ken Jacobs' Chronometer, in Cinematograph Sentience, A Journal of Film and Media Art, San Francisco 1993
6) Stadt in Flammen (1984) en est l’archétype. Un film de série B réduit en super 8 subit des décompositions bactériennes qui ont attaqué les trois couches d’émulsion les mélangeant selon d’autres configurations.
7) Voir Malcolm LeGrice : Abstract Film and Beyond, Studio Vista, MIT Press 1977, et Experimental Cinema in the Digital Age, bfi, publishing, Londres 2003. Peter Gidal : Structural Film Anthology, bfi, publishing, Londres 1978, Materialist Film, Routledge, Londres 1989
8) Jürgen Reble : Dans les champs de perception, in Scratch Book, opt cité
9) Oskar Fischinger : Ce que j’ai à dire est inscrit dans mon travail in Musique Film p 48-50 ed yann beauvais & Deke Dusinberre, Scratch Cinémathèque Française Paris 1986, originalement publié in Art in Cinema catalogue, San Francisco Museum of Art, 1947.
10) Pour une analyse de la démarche de James Whitney, voir Enlightenment de William Moritz in First Light p 63-69 ed Robert Haller, Anthology Film Archives, New York, 1998
11) “Imaginons un œil qui ne sait rien des lois de la perspectives inventées par l'homme, un œil qui ignore la recomposition logique, un œil qui ne correspond à rien de bien défini, mais qui doit découvrir chaque objet rencontré dans la vie à travers une aventure perceptive”, Stan Brakhage, Métaphores et vision, centre Georges Pompidou, Paris 1998, ed originale Metaphors on vision, Film Culture, New York 1963
12) Le Nervous System de Ken Jacobs est un mode de projection qui fait appel à deux projecteurs d'analyse modifiés par des obturateurs externes et montrant le même film. Le cinéaste joue avec les retards et avancés ce qui modifie progressivement notre perception de la représentation. Le travail explore les potentialités 3D inhérentes à de brèves séquences de films d'archives, faisant surgir des paysages, des volumes dont on ne pouvait pas imaginer l'existence.
13) Voir Jürgen Reble : Chemistry and the Alchemy of Colour, in Millennium Film Journal n° 30/31, p13-19, Deutschland / Interviews, New York, Fall 1997
14) Pour une discussion de ce film voir Scott MacDonald A Critical Cinema 5, Interviews with Independent Filmmakers, University of California Press, Berkeley 2006
15) Steven Ball dans Spinning Straw Into Gold: Four Works by Jürgen Reble in the New Medium of Film, qualifie la forme de Goldene Tor comme “myopic mythopoeia.” 2004
16) Pour une discussion de ce film voir The Seen, in Stan Brakhage : Scrapbook, Collected Writings, p 203-216 Documentex, New York 1982
17) Ce film consiste en l’exploration d’une seule image : « Lumière et non-lumière ; presque la même chose que le noir et blanc, mais plus archaïque et fondamentale (dès qu’il cela devient du « noir et blanc » cela devient symbolique) » Fred Worden Notes for the film One, 1998
18) Devotional Cinema, Tuumba Press, Berkeley 2003
19) www.desy.de
20) Je dois ces informations à Jürgen Reble lors d’un échange mail en avril 2008
21) Le grattage de l’émulsion permet de réaliser des films sans caméra, Len Lye et Norman MacLaren furent parmi les pionniers de ces techniques. Les cinéastes qui font eux-mêmes le développement et le tirage de leur copie les ont incorporés comme un élément parmi d’autres. De nombreuses performances, comme celles de Schmelzdahin, puis de Jürgen Reble recourent à ces inscriptions en direct sur le ruban : Alchemy est exemplaire à cet égard.
22) Voir Zwischen Resten von Bildern de Jürgen Reble, in Reste Umgang mit einem Randphänomen de Andreas Becker, Saskia Reither, Christian Spies, Transcript Verlag 2005
23) Cette question de l'énergie a été centrale pour deux cinéastes Stan Brakhage, voir Metafors on Vision, trad. française, opt citée, et Len Lye: From the Art That Moves,(1964) in Figures of Motion, Len Lye Selected Writings, Auckland University Press 1984, trad française in Len Lye, L'art en mouvement, ed Centre Georges Pompidou, Paris 2000.
24) Cette forme de spirale en rotation avait déjà été utilisée dans Passion
25) On se souvient que Peter Delpeut et Bill Morrison ont tous deux travaillé à partir d’un corpus de films d’archives en décomposition. Peter Delpeut Lyrisch Nitraat (1990) et Bill Morrison avec Decasia (2002).
26) Le 26 avril 2008 Thomas Köner en réponse à une question que je lui avais posée : « je ne composais pas dans le style élégiaque à partir de bruits que j’utilise pour les films narratifs du cinéma silencieux, mais je tenais instable la balance, par exemple entre le majeur et le mineur. Je développais des thèmes relativement longs afin de nous écarter de l’impression de voir des images d’un diaporama, afin de créer un espace plus large. »